Le projet:
Après avoir traversé cette île du nord au sud à ski, après avoir éprouvé la solitude de ses déserts blancs et ressenti le manque de couleur que peut offrir ce pays, je voulais le découvrir à pied, sur une des plus grandes longueurs possibles. N’ayant pas le choix de mes disponibilités, ce sera un départ en automne (octobre). Je ne trouve pas de retour sur des marches en cette saison, certains parlent de tempêtes qui se lèvent dans l’atlantique, d’autres disent que le niveau des rivières pourraient être plus bas du fait du froid et de la fonte de neige limitée, bon point pour les traversées à gué. L’inconnue, la possibilité du défi et d’un angle de vue nouveau.
Le trajet:
L’axe ouest-est s’impose mais hormis cela c’est le grand flou. La traversée d’Olivier m’est connue et apparait comme une classique attrayante. Mais je n’ai pas oublié la leçon du PCT: trop peu de plaisir à suivre un chemin tracé. Il me fallait donc créer le mien, avec un maximum de hors sentier. Et accepter que, cette fois, je ne pourrais aller tout droit, qu’il faudrait travailler la cartographie, repérer les rivières à problème, les passages périlleux, les échappatoires possibles, etc.
Je n’aime pas quand les départs s’éternisent et essaye toujours de partir au plus proche de l’aéroport. Celui de Reykjavik est à l’extrémité sud-ouest, bon début. Ensuite, ligne droite dans l’axe de l’île, puis un petit aménagement pour éviter les glaciers et passer sous le Hofsjokull, le dessus semblant rempli de rivière:
Vendu, reste donc à trouver par où passer. Fred, avec qui j’ai parcouru les Pyrénées, a déjà traversé deux fois l’ile (ici, et ici), il sera d’une aide précieuse, Olivier également ainsi que Bigfoot et son blog. Fred à l’idée ingénieuse de partir un peu plus au nord, au fond du fjord de Hvalfjordur, afin d’être directement en hors sentier sans même avoir une piste à suivre. La création de la suite sera dictée par les rivières, obstacles majeurs pouvant être infranchissable sur plusieurs dizaines de kilomètre.
L’itinéraire grossier du dessus me confronte à trois bras d’eau parmi les plus importants d’Islande, la Hvita, la Thjorsa et la Jokulsa a Fjollum:
–La Hvita est une frontière partageant le bas de l’ile dans un axe nord-sud et le premier pont se situe après Gulfoss, bien trop bas pour conserver mon itinéraire. Des recherche m’apprennent qu’il existe une petite passerelle pile sur ma trajectoire sur un de ses affluents, la Sanda, ensuite un pont est clairement visible (piste F35) sur son plus gros affluent venant du lac Hvitarvatn. Il ne resterait plus que son second affluent principal à traverser, la Jokulkvisl. Mais aucun pont à l’horizon. La règle de Google satellite donne une largeur de 35 à 50m avec certain goulet à 25m. J’ai le sentiment que ça doit pouvoir passer, je verrais bien sur place.
–La Thjorsa est le monstre le plus long de l’ile, une nouvelle fois, le premier pont est bien trop loin. C’est elle qui a forcé Skurka à ce hideux détour. L’idée est de la passer le plus en amont possible, pour fractionner la difficulté entre les affluents, quitte à monter sur la langue glacière Mulajokull émanant du glacier Hofsjokull. Je sais que deux personnes ont réussi à passer, le premier est l’allemand Dieter Graser et Bigfoot qui a suivi ses pas. Les deux ont eu des difficultés dans les environs et la phrase de Bigfoot me trottera dans la tête tout le long de la préparation et tous les jours précédents cette rivière: « Je suis exactement sur les pas de Dieter, point où, si ma traduction de l’allemand est correcte, il a failli aller sucer les yeux des petits poissons un peu plus loin. » Le demi-tour à cet endroit de l’équipe de Carnet d’Aventures ne me rassure pas non plus.
-Pour la Jokulsa a Fjollum, un pont de la route 1 la traverse et coïncide avec mon itinéraire, pas de difficulté.
A ces points de passage obligés je rajoute la traversée du Vonarskard. Sa beauté tant vantée, son altitude, sa position au centre de l’ile, ses sables mouvants et ses sources chaudes ont trop travaillé mon imaginaire pour que je n’y passe pas.
Le trajet final parcouru, proche de celui prévu avec un petit allongement sur la fin:
Récit:
J0: Départ de Paris vers 13h, arrivée à 15h heure locale. Mon sac a été rempli à la va vite, je déballe tout dans l’aéroport, vérifier qu’il ne manque rien, faire un chargement confortablement pour supporter les 10kg de nourriture. Un type m’accoste et me tend une cartouche de gaz neuve grand modèle: il repart et n’en a plus besoin, improbable. En trouver une était sur la liste des galères à venir. Un tour au kiosque, ils disposent de toutes les cartes dont j’ai besoin, inespéré.
Les bus ne vont qu’au centre-ville, de là, trouver le bon terminal de bus, c’est finalement celui proche de la jetée, je dois encore en enchainer deux avant de rejoindre Melahverfi, rien de plus proche de mon départ à pied, je devrai marcher ou faire du stop. Le second bus n’est pas là à l’horaire indiqué, il est tard, bureau fermé, je suis en banlieue, aucune idée de où, la nuit tombe, il pleut et le vent me rappelle à chaque instant que je suis bien en Islande. Je m’apprête à dormir en vrac là. Je hais les mauvais départs.
Un bus se pointe, direction Akranes, pas pire, toujours privilégier le mouvement. Ville inconnue, pas de carte, direction la station service puis le camping indiqué plus loin.
J1: Réveil en bord de mer, étonnant, la plage à 10m, ces montagnes caractéristiques en toile de fond. Bien, plus qu’à rejoindre le fond du fjord Hvalfjordur, marcher sur ses bords et espérer apercevoir le souffle d’une baleine, fréquente ici. Pouce levé, le problème n’est pas l’hospitalité de l’islandais mais la fréquence de ses passages… J’ai délaissé la carto de ce début, toujours l’espoir de la ligne droite, tracé sauvage. C’est finalement un chemin marqué qui se cache au fond du fjord, il mène aux chutes de Glymur. Une rivière ? Surtout des failles béantes qui tailladent la montagne Hvalfell, d’ici à l’horizon, impressionnant, contempler le désastre tectonique et, carte en main, trouver une solution.
Le sud me confronte à une autre rivière, au nord, un plateau semble se dessiner, mais chose absolument aberrante en Islande, je suis dans une forêt.. Quitte à les raser toutes, ils auraient pu faire ça bien. Ces bouleaux rabougris sont inextricables. Je finis par trouver une sente qui se faufile sous les arbres, elle grimpe, je rampe. Heureusement la ligne des arbres est proportionnelle à ces derniers. Je domine les chutes et commence à longer la rivière à l’ouest. S’ouvre devant moi les plaines touffues parsemées de mamelons, sourire aux lèvres, ça y est tu y es, bienvenu en Islande.
Je découvre les subtilités de ce terrain, le sol à étages que l’on traverse à chaque pas, herbes, plantes, mousses puis la flotte au fond… Le terme spongieux prend un nouveau sens, très concret. La végétation fluorescente, les cailloux flottants, les cours d’eau par centaines obligeant à une lecture du terrain constante. Quelques mètres d’altitude de plus et le désert de cailloux commence. Au loin, l’objectif, mon point de mire, le Skjaldbreidur, 1060m de pyramide flasque s’étalant en courbe de niveau parfaite. La joie du hors sentier, une direction, un bonhomme et la course du soleil comme seule limite. Découverte des champs de lave et des étendues de sable cendré. Terrain aussi exigeant, fatiguant qu’époustouflant. Une rivière à passer pieds nus limite la montée de l’euphorie. J’atteins l’objectif à la tombée de la nuit, impossible de s’arrêter avant la fin du coucher de soleil.
J2: Fait vraiment gris, le jour s’est il levé ? La montre confirme. Départ. Les rivières se sont arrêtées brutalement, pas pris suffisamment d’eau. Puis le sac est trop lourd, pas envie de porter plus, marre de transbahuter toujours autant de nourriture. Je rejoins la piste F338 pour 10 kilomètres puis hors sentier vers le lac Hagavatn. Il pleut, beaucoup, trop. Mon pantalon imperméable perce en 3 minutes, insensé, l’eau imprègne mon collant et je la sens remonter sur ma taille, gagnant le tee-shirt à mesure que les heures passent. Une cabane spartiate non indiquée (j’ai pris soin de les rentrer toutes dans mon GPS) m’offre un quart d’heure de répit, je ne peux me permettre plus, l’activité étant à ce moment mon seul remède contre le froid.
La végétation donne dans le fluo, l’appareil photo est à la peine pour le restituer. Il écrase aussi la plaine qui s’étend en face de mon promontoire, le brillant des lacs et rivières n’apparait plus, instant de beauté égoïste. Le glacier Vestari-Hagafellsjokull, sillonné de crevasses, borde l’horizon à ma gauche. La prochaine traversée islandaise sera sur ces trois géants, projet utile pour s’occuper l’esprit.
J’ai les coordonnées de la passerelle sur la Sanda, tracer tout droit au GPS. Rivière mouvementée, elle aurait été peu commode à passer à gué. Faire le plein d’eau, 30km avec 0,5L, assoiffé mais trempé, étrange. Normalement se cache pas loin un refuge, une montagne à contourner, les cabanes sont toujours trop loin quand on les désire autant. Ce petit moment d’incertitude, la main posée sur la clenche. Ouvert. J’ai froid, je dégouline, une cheminée mais pas de bois. Enlever tout, essorer, étendre, fouiller la cabane: une boite de conserve polonaise, 2014, drôle d’aspect mais il y a un radis sur l’étiquette, rassuré, c’est bien de la nourriture humaine, pas mauvaise.
J3: Temps maussade: nuage bas, bruine. Départ avec le tapis de sol enroulé autour des jambes, limiter la casse. 2km de piste puis cap à la boussole à travers la plaine. Dans un coin du tunnel de la capuche défile les crêtes sombres. Plusieurs fois je tourne la tête et les observe, les garder à l’oeil, elles sont oppressantes. Serait-ce le ciel trop proche de la terre ? Impression d’hostile peu familière.
Les lichens, les herbes et les plantes dérobent mes pensées, d’entre les cailloux grisâtres émergent des formes et des couleurs invraisemblables. L’automne ? Sans doute. Chaque touffe retient mon attention, fascinant. La plaine ondule, les faces ternes alternent avec des pans entiers de végétation rase.
Je mets du temps à identifier le Blafell, son sommet, englouti par les nuages, n’apparaitra jamais. Je rejoins son pied et y trouve la piste F35, un de ses ponts m’est précieux, il se fait attendre. Après lui, ce sera l’inconnu, la traversée de la Jokulkvisl, j’y ai pensé toute la journée, sa couleur, sa largeur, son courant, ses berges. Point de non retour. L’excitation s’est mêlée a l’appréhension, un des meilleurs sentiments.
Le pont enfin passé, je dois remonter un peu vers le nord, l’idée est d’attendre avant de traverser la Jokulkvisl, de s’éloigner de sa jonction avec Hvita, histoire qu’en cas de loupé, je ne finisse pas dans la Hvita à profiter de son débit et de ses chutes..
Mais je ne tiens pas longtemps et la rejoint rapidement, elle apparait, large comme attendu. Eau sombre, du jus. Je pars en quête d’un endroit propice vers l’amont. Des bancs de gravier la coupent bientôt en 4 bras presque égaux. Le suspens devient lourd et doit cesser. De la pointe d’un bâton, j’arrive à toucher le fond: génial, sur les 50m de traversée, j’ai au moins 1m où j’ai pied. Complètement rassuré, nu comme un ver, toutes les affaires rangées dans le sac étanche et les chaussettes Néoprène aux pieds, j’entame. Face au courant, buste en avant sur les deux bâtons, déplacement en crabe, jambes légèrement fléchies, toujours trois points au sol, l’eau dépasse mi cuisse, la vaguelette refroidie l’entre jambe, c’est le signal, faut pas que ça monte plus. Premier bras terminé, reste 3. Le froid est saisissant mais l’adrénaline compense. Le deuxième bras est du même acabit, rester humble. Les deux suivants passent mieux. Fini. Jambes et pieds gelés en perte sévère de sensation. Je me rhabille en vitesse et pars aussi sec (façon de parler).
La pluie commence à tomber. Sensation extraordinaire: aucune idée de la suite. Seul, vraiment seul, à pas mal de kilomètres à la ronde et pendant un bon bout de temps. Devant moi s’étale le Thjorsarver, « une des plus grandes zones marécageuse d’Islande » « héberge le plus grand rassemblement d’oies à bec court de la planète », ça aurait été bien de le savoir avant d’être dedans jusqu’aux genoux… Un bon gros marais plein de ruisseaux, de mares et de mottes d’herbe. Les grosses supportent mon poids, les moyennes s’effondrent plus ou moins doucement, les petites sont flottantes et me permette de juger de la profondeur d’eau.
Le soleil décline, envie de dormir, la berge et la terre ferme encore bien loin. Au hasard de mes détours entre les flaques, je tombe sur un ilot de cailloux, bivouac ! Juste, en face, le massif du Kerlingarfjoll, objectif du lendemain.
J4: Départ plein NE à la boussole, au soleil, tout va bien, je vois exactement où je dois aller, le marais est gelé, c’est du gâteau, passer une petite colline parsemée de canyons à enjamber successivement, pas de soucis, conserver une ligne à peu près droite, un sommet enneigé pointu en point de mire. Et vlan, sorti de nulle part, juste en haut d’une petite côte, une gigantesque faille, la rivière au fond ne se voit même pas. Flancs abrupts, inimaginables à franchir. Perpendiculaire à ma route, elle se poursuit des deux cotés sans amélioration visible. Son origine doit être proche du massif et les rencontres précédentes m’ont montré qu’elles s’amenuisent en amont. Je la remonte donc et bute rapidement sur une autre faille perpendiculaire à la première, de moindre importance, le détour vers son amont est limité, quand ses bords présentes une pente plus raisonnable, je passe, belle montée et descente.
Retour à la grosse, progressivement, le fond et la rivière deviennent visibles. Le GPS m’apprend qu’un chemin existe un peu plus au nord, point de passage de la faille ?. Après environ 3km à la longer, c’est un entrelacs de brèches béantes qui m’arrête. Un vrai dédale, la plupart ont un névé dans le fond, d’autres une rivière. Les parois verticales sont érodées sur le haut, il est possible de s’approcher pour chercher un passage mais la tenue de l’ensemble n’inspire pas confiance. J’enchaine les ramasses et les remontés sur cette terre mêlée de roche friable jusqu’à trouver le chemin: invisible au sol, il est pourtant balisé par de petits piquets de bois espacés d’une centaine de mètre. Le passage de la faille se fait maintenant sans difficulté, seule la rivière de taille moyenne me contraint à passer pieds nus.
Le balisage succinct semble se poursuivre dans la direction souhaitée: vers le refuge de Setur. Son cheminement gagne en altitude et m’amène au milieu des montagnes de la périphérie du Kerlingarfjoll: reliquat de neiges éparses, blanc parfait, ciel bleu, soleil à l’horizon, lichen verdâtre, terre brune, ocre et rocher gris. Le temps d’une pause, adossé à un rocher solitaire, je suis euphorique.
Au loin, la langue glacière Mulajokull apparait. La cabane de Nautalda est juste avant, j’aurais aimé l’atteindre ce soir mais la distance me parait faramineuse. Je ferai le point à Setur. Le chemin ne semble pas y aller et tourne trop à mon gout, je le quitte et prends un cap au plus direct. Quelques rivières à passer, la flemme me fait, au début, progresser en saut en longueur puis cela devient vite du grand n’importe quoi: la pierre seule au milieu du lit pour faire un relais entre deux bonds rapides, le saut avec arrivée dans la rivière mais en ayant calculé que la rapidité d’entrée et de sortie empêcherait l’eau de rentrer, le saut à la perche (avec élan) avec les deux bâtons, etc. Bref, l’envie d’arriver au plus vite qui fait faire des conneries.
Je note 5 km à vol d’oiseau entre Setur et Nautalda et me fixe 17h30 comme heure maximum d’arrivée à Setur, si ça dépasse, j’abandonne l’idée de rejoindre Nautalda. Pied sur la terrasse du refuge à 17h29, quelle idée à la con ces horaires, c’est vraiment limite pour repartir, la nuit va tomber et je sais grâce aux récits que la zone qui arrive est délicate, beaucoup de rivières. Pause, manger, carto, GPS, il n’y a pas 5 km mais 10 km à vol d’oiseau à faire… Mais je dois absolument être demain matin de bonne heure devant la Thjorsa afin qu’elle soit au minimum de son flux. Manger encore, il n’y aura plus de pause après, résigné, départ à 18h.
Fatigué, endolori, passage en mode automatique, un seul objectif, plus rien à réfléchir, juste aller tout droit, le cocktail chimique de fin de journée est en cours de diffusion, enivrant, le soleil décline, les ombres s’allongent encore, chaque pierre se retrouve affligée d’une queue de plusieurs mètres. Apparait à ma gauche le Blautukvislarjokull, je suis dans sa plaine glacière striée de rivières massives. Je poursuis au clair de lune, magique. Les sommets au loin teintés de blanc ressortent de la ligne d’horizon et me servent à maintenir un cap rectiligne.
Enième rivière, non marquée sur la carte ni sur le GPS, c’est pourtant celle qui a le plus de jus, ça devait être fini ! Elle réussi à entamer sévèrement mon moral, tout s’effondre, j’en ai marre. Enlever les pompes, les chaussettes, traverser de nuit, à la frontale, se sécher, renfiler le tout, repartir, monotone. Je vois qu’elle se dirige également vers la cabane, j’ai peur de l’avoir traversé pour rien et de devoir la repasser dans 100 mètres, merde. Rien sur le GPS. Les rochers disparaissent et laisse place à du sable noir, au loin, la lune fait briller une myriade de point d’eau, un marécage immense. Une nouvelle fois, rien de tel sur la carte du GPS ou sur la carte papier. Là c’est le bordel. Le sable noir est spongieux, il scintille quand je mets mon poids dessus. Des ruisseaux serpentent, alimentant des étendues d’eau dont je ne parviens pas à estimer la profondeur. Je crains les sables mouvants. De la végétation et des roches plus épaisses donnent des secondes de répit entre ces flaques de sable. Je passe en force, il faut que ça se termine, je finis par atteindre une proéminence, la cabane doit être juste de l’autre coté. En haut, je me retourne, vue plongeante , que c’est beau. Je descends en alternant balayement à la frontale et recherche frénétique de la bonne direction au GPS. Elle est là, bien plus pourrie que prévu mais cela n’a plus d’importance, j’y suis, 21h passé, maintenant: manger, dormir.
J5: Ce petit soupir poussé au bord du lit, chaussettes néoprene enfilées dans les chaussures, le regard passe de mes pieds, au sac, à la lucarne, je suis sensé être prêt. La fatigue de la veille me fait douter. La cabane n’émane rien de bon. C’est aujourd’hui qu’a lieu la rencontre. Le glacier, la rivière, les rivières.
Des fumeroles au loin, la plaine est de toute beauté. Bigfoot a visité une source chaude dans les environs, température trop élevée pour s’y baigner. Une constellation de pierres fendues. Je remonte un lit de rivière, passe un talus et trouve un premier filet d’eau fumante. Forte accumulation de dépôts soufrés sur les bords. Une rivière tumultueuse me coupe des autres sources de vapeur. Equilibre sur rochers gelés et rencontre avec le ruisseau d’eau bouillante. Son flanc réchauffe un grand bac, température idéale. Ce nouveau venu n’est mentionné nul-part, il a du être apporté à la faveur de l’hiver, cette alcôve en face du glacier Arnafell étant inaccessible, barrée par plusieurs rivières sans ponts.
Baignade délicieuse au milieu des mousses qui remontent à la surface au moindre mouvement. Mais le temps manque, chaque heure écoulée gonfle la Thjorsa. La langue glacière apparait rapidement, son flanc marbré est parsemé de crevasses. Les crampons, testés rapidement avant le départ, ne tiennent pas la marche. Je fais sans et évite les flaques de glace bleue. La pente en bordure est trop déchirée pour progresser confortablement, je grimpe chercher le replat. les crevasses s’élargissent, le fond devient lugubre et pour éviter des détours maintenant trop nombreux, j’enjambe, je saute d’une lèvre à l’autre et regrette à chaque fois. Absolument rien de plaisant la dedans, je n’aspire maintenant plus qu’à retrouver la terre ferme et me demande sincèrement si ce moment va bien avoir lieu. Je descends au plus court, longeant l’axe des failles, restant sur cette bande étroite qui les sépare, bien trop bombée à mon gout.
Labyrinthe terminé, pied à terre, enfin, pause, gâteau, souffler, ranger ces foutus crampons, repartir. Des laquets naissants au pied du glacier se succèdent. Des détours mais étrangement, aucune rivière, juste le plaisir de longer ce front de glace. L’itinéraire se révèle même suffisamment rectiligne pour que je questionne l’intérêt de monter sur le glacier.
Soleil, ciel bleu, brise légère, paysage tellement extraordinaire qu’il en devient difficile à appréhender. Obliger de se concentrer sur chaque élément un par un pour, peu à peu, réaliser la magie de l’ensemble. Le glacier éclatant, suivre ses zébrures, les voir s’élargir, se diviser, se refermer, glisser dans l’eau. Saisir comment ce blanc devient bleu en passant par toutes ces variations de gris. Voir cela dans cet écrin de roches sombres, de montagnes d’ocre. Et, tout en même temps, le reflet de l’ensemble dans un lac où dérivent les morceaux de glace translucide.
Puis, se détachant subitement de son lit de gravier, apparait la première rivière. Une vingtaine de mètres, juste suffisante pour se glacer les mollets, il doit y avoir mieux plus loin. Et effectivement, quelques minutes plus tard, la grande soeur. Divisée par des bancs de gravier, son fort courant se dessine suffisamment pour estimer que la hauteur ne doit pas excéder mi-cuisse.
Aboutissement d’heures de réflexion, de projections mentales, confiance à bloc, la machine à critique est en pause et seul tourne « fonce fonce fonce ! ».
Affaires arrimées, trajet trop rapidement repéré, premier bras ok, début du gros, ça pousse, ça pousse beaucoup sur les cuisses même, en crabe, au plus droit vers l’autre rive, mi parcours ok, perfusé à l’adrénaline, même pas froid ! 3/4 de fait, l’autre rive est juste, là, marrant ces vaguelettes en V vont plus vite qu’à coté, on s’en fout, traverser, allé si on tâte avec le bâton, nan c’est bon ça passe large, aller encore un pied de coté, grappiller 40cm de plus, ha putain la marche, ha putain que je glisse dans le courant vachement plus fort là que juste à coté, ha mais se rattraper avec l’eau jusqu’au bide c’est pas pratique, remonter, glisser, remonter sur le talus immergé où en fait on était très bien.
Ok, donc là, la veine d’eau a creusé un sillon profond, ça ne passe pas du tout. Arc bouté en plein milieu de la rivière mais tout va bien, position stable, réfléchir tranquillement. Descendre ? Bof, truc à partir avec le courant ça. Remonter c’est bien, dans le doute, toujours monter. Ça c’est bon je gère, marcher droit, le courant exerce une force constante facile à anticiper, plus qu’à trouver un endroit où le fond est homogène jusqu’à la berge. Le cas 40m plus haut, nickel. Nouvelle leçon bien expérimentée, comprise, mémorisée.
Point GPS et carte. Ok, c’est pas la Thjorsa ça, juste un gros affluent. Merde. Non, tout va bien, tu prendras juste un peu plus de temps, tu choisiras le bon endroit de passage. Puis, hé, tu veux vraiment faire demi tour ? Va jeter un coup d’oeil au moins…
Puis là voila enfin, massive, trouble, lisse, trop lisse, le fond est loin… Ca ne passera pas ici. Je longe les berges jusqu’à voir apparaitre un banc de gravier, rien vu de mieux, cela fractionnera la difficulté. Peut être en créant du courant, rester méfiant.
Toujours le même dilemme, accrocher la ventrale du sac à dos: ne pas le perdre mais risquer de se faire emporter à cause de lui ou faire en sorte de le libérer facilement et prendre le risque de ne rien avoir pour dormir ? Je l’accroche.
Prudemment, je teste le fond et m’avance, l’eau monte progressivement, dépasse mi-cuisse, j’ai l’entrejambe au frais, c’est le signal, faut pas un poil de plus, la vaguelette qui se forme devant me lèche le bas-ventre, cela semble s’arrêter là. Crabe tout doux, le bâton d’abord, puis le pied, puis le second pied, puis le bâton restant et on recommence. Remonter la pente du banc de gravier, continuer directement, pas se laisser prendre par le froid, là même de l’autre coté, pas de surprise dans le fond, c’est linéaire. Remonter, fini.
Pas de séchage, pantalon imper direct. De toute façon, le bas de la veste imper est bien mouillé, tee-shirt aussi. Godasses forcément trempées mais c’est mieux que d’être pieds nus, les chaussettes neoprene chauffent vite ensuite.
Sur le papier, à partir de là c’est facile jusqu’au barrage, ligne droite. Et bien non, gros marécage, pittoresque et galère à souhait: sauter de touffe en touffe, tourner autour des marres, essayer vainement de garder une trajectoire cohérente.
Arrivée au barrage, 15h30, enfin la pause, aucune depuis la petite du glacier. Commence à faire froid, cela devrait être l’euphorie maintenant. Mais la douleur au coup de pied à gauche et au tendon d’Achille à droite ne fait qu’empirer. Assez vidé, l’esprit hagard. Manger sans faim, mais ingurgiter beaucoup, mécaniquement, faire le plein avant de partir.
Une fois un peu mieux, estimation du nombre de kilomètre faisable. Le départ sera à 16h et l’arrêt à 20h. 4h exploitables. 4h égal 20km. Refuge Nyidalur à 19,84km à vol d’oiseau au GPS, 26 pour les sources chaudes du Vonaskard, 26 c’est trop. Hier estimation de 3h pour 10km à vol d’oiseau. Là je valide 4h pour 20km. L’excès d’optimisme ne sera réalisé que bien plus tard.
Départ, mal, mais qu’est ce que c’est beau ici, le glacier derrière, devant, le massif du Tungnafellsjokull devient rosé. Un désert de cailloux à perte de vue, quelques légères déclivités mais rien de plus. Encore ces cailloux en apesanteur sur le sable, presque un regret de les enfoncer dedans. Je tombe sur une piste, petite, qui disparait parfois, ce n’est pas la F26 plus au sud. Encore moins à réfléchir, bien, juste marcher.
Et cette douleur qui tiraille, soulever le pied est une horreur, le poser encore plus, faire en sorte qu’il bouge le moins possible, ne surtout pas solliciter l’articulation. Camper ici me traverse l’esprit mais l’idée de la souffrance de s’accroupir, de s’assoir par terre, m’est intenable. Non, je vais rejoindre Nyidalur et ce soir, je m’écroulerais sur un lit. Gémissement, ça y est, le point encore jamais atteint, les gémissements irrépressibles à chaque fois que le pied se dérobe un peu trop, sensation confuse en dessous des genoux, plus vraiment de sensation même, juste cette douleur envahissante.
La nuit tombe, j’imagine que regarder le GPS va me démoraliser alors je continue, espérant à chaque virage voir la masse sombre du refuge se détacher du ciel. Je ne regarde pas non plus la montre, pas envie de voir que cela ne fait peut être que 2 heures que je marche. Puis je craque, point montre et GPS, cela fait 5h que je ne me suis pas arrêté, le refuge n’est plus très loin mais encore une petite rivière à passer. Dernière ligne droite. 21h10, il est là, cette fois, il ne faudra pas déneiger l’entrée…
Pousser les deux portes du sas, se déchausser, enfiler les sabots, la porte en face, jeter un oeil à la cuisine, quelques provisions sur les étagères, sortir et tourner à droite, une autre porte, la salle commune, sa table longiligne au centre, de part et d’autre les lits superposés. Un radiateur au gaz, des couvertures, des matelas, voila donc la récompense. Partir explorer la nature et s’extasier de pouvoir enfin s’en isoler.